D’abord : les constructions et arrangements. Ensuite : la texture live des instruments. Puis : l’anglicisme parsemé délicatement. Et : la manière dont l’artiste surfe sur les rythmiques et sa subtile volupté chaloupée. Tant d’aspects qui font la richesse du nouvel album d’Ayodélé. De la mise en exergue des références yoruba au bel équilibre entre le chansonnement populaire ou traditionnel et les sonorités électriques ; elle nous gratifie à travers cet opus, d’une world-music pourvue de sens et de sensibilités. Que faut-il en retenir pour mieux s’en imprégner ?
Une formulation musicale qui (r)assemble racines et modernité
L’album « Identité » d’Ayodélé s’organise autour d’une intention sonore qui combine des éléments rythmiques issus des traditions yoruba et fon avec des textures contemporaines aux contours soul, blues, rock et jazz béninois. Les structures polyrythmiques, soutenues par des percussions organiques (gangan, djembé, parfois traitées), établissent une trame rythmique propice à l’entrelacement des modulations typiques africaines et des inflexions issues des musiques afro-américaines. La voix d’Ayodélé s’insère dans cet espace harmonique avec une nuance qui joue sur le placement syncopé, les appuis obliques, et des fins de phrasés qui laissent la tonalité en suspension.
Les modes utilisés privilégient des gammes pentatoniques enrichies, souvent modelées par des glissements microtonaux. Ce qui offre ainsi à Ayodélé une liberté d’expression qui permet à ses mélodies de se déployer et à sa maîtrise vocale d’explorer pleinement son registre, en résonance avec les traditions vocales béninoises et leurs structures modales flexibles.
L’usage d’instruments joués en live donne à l’ensemble une matérialité acoustique qui s’affranchit de toute forme de standardisation numérique. Ayodélé agence donc ses références modernes à travers des arrangements élaborés où les percussions conversent avec des nappes harmoniques électriques, et chaque instrument conserve ses moments d’expression et sa fonction autonome. Ce choix est déterminant car il confère une texture sonore vivante et continuellement renouvelée à l’album. Cela permet aussi à la voix d’Ayodélé de se situer sans écraser ni être noyée.
La voix comme dispositif rythmique, expressif et collectif
L’approche vocale d’Ayodélé se distingue par une articulation maîtrisée entre énonciation cadencée, développement mélodique et travail sur la matière du timbre. Elle mobilise des éléments caractéristiques tels que l’usage d’onomatopées percussives, des variations de densité vocale (engorgements, relâchements), ainsi que des intonations expressives subtilement dosées. La voix s’intègre étroitement à l’environnement rythmique de chaque morceau, s’appuyant fréquemment sur des placements décalés – anticipation ou retard sur la pulsation – qui densifient la perception sensible, la sensation métrique et génèrent des tensions dynamiques.
Cette écriture vocale, ancrée dans une logique d’oralité, confère au chant une dimension à la fois (é)mouvante et interactive. Le phrasé chaloupé et la gestion des envolées participent d’une expressivité qui repose sur des modulations fines des intensités et des attaques. De fait, la voix principale fonctionne comme un vecteur d’immixtions avec le tissu instrumental (notamment avec les percussions et les nappes harmoniques) et les interventions des chœurs.
D’ailleurs, celles-ci sont pensées comme un prolongement narratif et affectif des chants d’Ayodélé. Elles agissent tour à tour comme réponse (logique antiphonale), support rythmique (renfort sur les temps faibles ou syncopés), ou amplification émotionnelle (voix tenue en doublure, glissement modal). Ce travail de spatialisation vocale – entre voix lead et chœurs – participe d’une conception élargie du chant, où la voix devient un dispositif collectif, situé dans une tradition musicale où l’individuel et le communautaire sont indissociables.
Cela s’entend davantage dans les sections de refrain, où elles participent à la construction d’une forme d’intemporalité. Par la simplicité mélodique, les motifs cycliques, et une articulation vocale souvent arrondie, presque incantatoire, ces passages évoquent des rémanences sonores enracinées dans la mémoire collective. Cette esthétique, qui conjugue familiarité et homogénéité, active une forme de nostalgie culturelle. Ainsi, les refrains portés par les chœurs fonctionnent comme repères historiques, et comme points de résonance intime, où l’émotion se suspend et le temps se condense.
Une proposition de subjectivité assumée
L’album s’affranchit de certaines représentations de la figure féminine passive ou dans l’attente. En cela, Ayodélé propose des sujets qui font preuve d’une forme d’affirmation de soi. Les paroles posent des gestes : dire le refus de subir, affirmer son attachement, expliciter le désir, revendiquer la capacité de se défaire d’un lien, et de se vivre hors de plusieurs impératifs de conformité. Une posture revendicative qui s’allie avec justesse dans la forme même des morceaux.
L’anglicisme partiel, utilisé de manière alternative marque une porosité linguistique cohérente avec la diversité musicale de l’album. Cela l’inscrit dans une circulation transversale des codes culturels. L’identité qui s’y déploie est mouvante, assumée dans sa pluralité à l’image de l’artiste elle-même. Elle se construit progressivement, à travers l’agencement des langues, des rythmes, des voix, des accords et des instrumentaux, que les morceaux articulent avec intention.
Une intention de perpétuation
Certaines chansons de l’album Identité semblent construites selon une logique d’intermusicalité, entendue ici comme la mise en relation implicite ou explicite d’objets musicaux préexistants — structures harmoniques, cellules mélodiques, structures instrumentales — agencés dans une perspective de dialogue avec des répertoires afro-américains (rock, spirituals), béninois (chant yoruba, airs fon), voire transatlantiques. Ces emprunts, citations ou réélaborations ne se présentent pas comme des reprises au sens strict, mais comme des transpositions sémantiques, où des impulsions sonores issues d’un patrimoine identifiable ; qui sont recontextualisés dans la recherche esthétique propre à Ayodélé.
On peut ainsi identifier à travers des titres comme « We we », « Vodoun », « Agbèmi », etc., des stratégies comme l’allusion formelle, la réécriture expressive où un climat sonore familier est détourné vers une intention singulière ; ou encore l’actualisation mémorielle, lorsque des fragments stylistiques sont réinjectés dans une esthétique contemporaine, non pour rendre hommage, mais pour faire trace temporelle dans un espace musical en mutation.
L’ambition de longévité dans cet album ne tient donc pas qu’à une esthétique passéiste, mais à une volonté de produire des formes musicales inscriptibles, c’est-à-dire capables de s’ancrer dans une mémoire sonore collective durable. Cela repose sur plusieurs leviers formels : une gestion fine de la temporalité (lenteur assumée, progression émotionnelle étagée), une expressivité ajustée (modulation affective, économie des intensités), et une cohérence dans l’agencement harmonique, qui favorise la reconnaissance et la réécoute.
Portée par l’atmosphère mémorielle des anciens classiques béninois, Ayodélé formule l’ambition de composer ses propres standards : des pièces comme « Kilorukore », « Are » ou « Kossi » en témoignent, conçues non comme des clins d’œil rétroactifs mais comme des créations destinées à s’inscrire dans la durée et à rejoindre, par leur forme et leur charge affective, le répertoire de référence de demain.
Ainsi, au final…
Identité s’accorde avec une vision de durabilité esthétique : produire un répertoire transmissible, susceptible d’être réentendu, rejoué, approprié, et consigné à terme dans une mémoire musicale béninoise et africaine élargie.
En cela, c’est une création articulée, située, sensible au contexte comme à la forme. Ce que propose Ayodélé ici, c’est une œuvre musicale qui accepte ses fluctuations, ses références, ses tensions internes, ses graduations, et c’est précisément ce qui en fait une proposition artistique au propos interpellant.
Elle ne cherche pas à représenter quelque chose. Elle se contente de présenter une manière d’être au monde, de le chanter, de l’écrire en sons, en sonorités, en influences. L’identité dont il est question ici ne relève pas d’un discours figé, mais d’une pratique composite : une manière de faire musique à partir de ce qu’on porte, de ce qu’on incarne, de ce qu’on désire, de ce qu’on reflète, de ce qu’on assume et de ce qu’on transmet.
© Djamile Mama Gao