Entretien sur la danse : « Une communication et un dialogue avec l’invisible », dixit Francesca Pesce

Entre les gestes du sacré et les mémoires du corps, elle tisse une danse qui pense, qui guérit et qui transmet. Chorégraphe, performeuse et chercheuse en anthropologie de la danse, Francesca Pesce explore les danses rituelles en tant que matrice vivante du mouvement, avec un regard particulièrement aigu porté sur les pratiques chorégraphiques du Bénin. Dans cette interview exclusive, elle revient sur ses sources d’inspiration, son parcours entre scènes et terrains de recherche de même que le dialogue fécond entre sa culture d’origine et les traditions béninoises : une parole rare, à l’intersection de l’art, du rite et de la connaissance.

Votre travail réunit danse, anthropologie et rituel. Quelles sont les premières sources d’inspiration qui vous ont orientée vers cette approche interdisciplinaire et incarnée du mouvement ?
J’ai toujours eu une nature profondément éclectique, et j’ai toujours été attirée par différentes manières de bouger et d’habiter le corps. Durant mes années de formation, j’ai exploré diverses techniques corporelles “au-delà” de la danse contemporaine, telles que les arts martiaux (kalaripayattu, un art martial du sud de l’Inde), mais aussi les danses rituelles traditionnelles balinaises, et le théâtre physique. Cela m’a permis d’« étendre » l’idée académique de la danse et aussi de rencontrer des similitudes entre des pratiques issues de traditions très éloignées dans le temps et dans l’espace, qui partagent d’une certaine manière un secret sur le corps et l’esprit.

Il semble exister un fil invisible qui relie tout ce qui est en mouvement, et aussi la manière dont ce mouvement se manifeste dans le temps et l’espace. La recherche anthropologique sur le mouvement naît, quant à elle, de la réflexion sur la danse en tant que porteuse de valeurs socio-culturelles, et également en tant que vecteur de dialogue entre les êtres humains. Et sur la manière dont ce dialogue et l’approche du corps ont évolué au fil des siècles, et sur la façon dont le mouvement continue aujourd’hui à évoluer autour de ce centre qu’est la tradition. Ainsi, dans l’ensemble, j’observe la danse sous de multiples aspects qui interagissent les uns avec les autres et révèlent l’histoire, les valeurs, les pensées et les désirs subtils non seulement d’un individu, mais aussi d’un groupe culturel.

Vous explorez en particulier les danses rituelles du Bénin. Que vous ont révélé ces pratiques sur le corps, la mémoire et la relation au sacré ?
Ma relation avec les danses du Bénin est très profonde et enracinée dans mon corps, et elles m’ont révélé des choses sur moi-même que je n’aurais pas découvertes autrement. J’observe comment chaque geste, chaque pas porte la mémoire énergétique d’une tradition dansée, et cela ouvre l’accès à des portails énergétiques de guérison et de mémoire, qui vont au-delà de la couleur de peau et de l’origine géographique de cette incarnation, car ce sont des codes universels.

Je trouve que ce que j’ai ressenti et observé au Bénin a, en quelque sorte, réorganisé mon univers, car au Bénin, et dans cette manière de se relier aux choses, réside une vérité oubliée ailleurs : à savoir que nous sommes Un avec les choses.

Cela remet en perspective le corps, l’espace, le temps, et enfin, la danse. Cela rend humble le corps de celui ou celle qui devient le réceptacle d’un dieu. Du point de vue technique, j’observe que, dans la spécificité des ondes de la colonne vertébrale et des torsions, donc des spirales — qui diffèrent évidemment selon la divinité à laquelle la danse est dédiée —, la tradition béninoise révèle une sagesse sur la compréhension et l’ancrage des énergies élémentaires, et sur la manière de les canaliser pour le bien et l’harmonie des humains, et entre les humains et la Nature. Je trouve que, dans la « brutalité » de la vérité, émerge la beauté et l’élégance les plus sincères : celles d’un corps offert à la danse avec la Divinité.

Comment articulez-vous votre position de chercheuse avec votre engagement en tant que chorégraphe ? Existe-t-il une tension ou, au contraire, une complémentarité entre les deux ?
Je pense avoir cousu ma manière de danser en essayant justement de pacifier ces deux pôles : d’un côté, l’expérimentation continue, et de l’autre, la nécessité de fixer des rendez-vous spatiaux au sein de la performance.

Je cherche autant que possible à maintenir une grande ouverture dans mes créations chorégraphiques, car je sens que cela est nécessaire pour préserver l’authenticité par rapport à l’espace. Et surtout, je considère que la danse est un service, et qu’elle doit donc intégrer l’espace et les émotions collectives. Pour cette raison, je préfère garder ouverte la possibilité de modifier quelque chose — que j’avais peut-être fixé en répétition — durant la performance, si je ne la ressens plus comme vraie. Mais en général, ces équilibres sont difficiles à maintenir, et il faut constamment négocier entre les différentes parties.

Votre parcours artistique traverse de multiples univers. Pouvez-vous évoquer quelques étapes clés qui ont façonné votre vision de la danse comme acte de connaissance et de transmission ?
Quand mon corps entre en contact avec une tradition, je ressens cette connexion à la racine et à la mémoire. L’étude des danses rituelles balinaises avec le maître Bawa I Wayan a été révélatrice à bien des égards. En observant son corps si naturellement offert à la chorégraphie que nous étudions — une chorégraphie transmise de génération en génération — j’ai ressenti un vertige temporel, mais aussi une admiration profonde.

C’était comme si, pour la première fois, je comprenais combien il est lourd de responsabilité de créer quelque chose qui puisse traverser le temps. Et que, d’une certaine manière, seule perdure dans le temps ce qui a été créé par l’homme en lien avec sa Nature.

Vous venez d’une culture différente de celle du Bénin. Comment vos origines dialoguent-elles avec les formes chorégraphiques béninoises que vous étudiez et incarnez ?
Le langage du mouvement est universel, à condition que l’esprit soit ouvert à comprendre la manière dont l’énergie circule dans une danse donnée, et aussi disposé à déconstruire toutes les structures culturelles apprises dans son environnement — structures qui influencent ensuite la manière dont le corps bouge et s’exprime.

Nous devons toujours nous rappeler qu’à chaque schéma de pensée correspond un schéma de mouvement spécifique dans le corps. Il est donc nécessaire de comprendre le lien entre la « conduite » apprise dans la famille ou le contexte social, et la manière dont on habite et exprime son corps. Cela demande beaucoup d’amour, une grande capacité à se remettre en question et à entrer en résonance, du silence intérieur et de l’absence de jugement.

Ce n’est clairement pas un chemin simple, car pour entrer dans une forme, il faut souvent briser une manière de penser. Mais avec l’observation et la pratique, c’est la danse elle-même qui finit par vous parler et vous montrer ce qu’elle veut que vous connaissiez ou incarniez.

Quant aux origines… jusqu’où peut-on vraiment remonter ?
Je crois que l’Europe est trop compromise pour pouvoir parler véritablement d’origine, que la distance entre l’homme et la Nature, donc entre l’homme et sa propre Nature, nous empêche d’explorer l’existence dans son sens le plus vaste de célébration en communion avec le tout. En Europe, l’essence cérémonielle de la danse, avec sa charge sacrée, a été oubliée. Et pourtant, la danse est la véritable clé.

Séparer la pratique corporelle — donc la danse — des pratiques spirituelles n’a eu pour effet que de faire évoluer la nature humaine dans une direction déformée, et en quelque sorte scindée : on pense qu’il y a l’esprit, et il y a le corps, comme deux entités séparées. Or, la réalité est que le système esprit-corps est un tout, et qu’il existe surtout un troisième élément : le Divin. C’est ce que le Bénin est venu me rappeler, et m’invite surtout à pratiquer : une manière d’être dans la danse plus profonde que la pure esthétique ou le style performatif — une danse qui soit communication, prière.

En tant qu’artiste-chercheuse, comment percevez-vous la reconnaissance des danses rituelles dans les circuits contemporains de création, que cela soit en Afrique ou à l’échelle internationale ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Personnellement, je crois qu’elles pourraient être bien plus valorisées dans tous les circuits que j’ai fréquentés. Mais le problème ne réside pas dans les pratiques elles-mêmes, il vient du « stigmate » lié à l’authenticité de nos corps. La danse rituelle nous invite à nous accepter tels que nous sommes, pour ce que nous sommes, alors que dans certains circuits, l’esprit des danseurs est parfois trop enfermé dans le désir « d’être » quelque chose, ou d’« appartenir » à un courant ou un style, oubliant qu’ils sont bien plus vastes. L’Âme et la danse sont infinies.

Le paradigme de la danse rituelle est l’invisibilité du danseur, ou du moins sa fusion avec l’énergie Universelle — un espace où le corps est complètement réceptif, féminin, ouvert : des conditions qui n’existent dans aucune autre forme de danse, mais qui sont nécessaires à une recherche pure et authentique, à contre-courant d’un monde qui valorise l’individualisme, le maniérisme stylistique, et l’auto-affirmation.

Votre travail s’inscrit dans une réflexion plus large sur le rôle des savoirs traditionnels dans les pratiques artistiques contemporaines. Quel rôle la danse peut-elle jouer aujourd’hui dans la réactivation et la relecture de ces patrimoines vivants ?
La danse doit devenir le centre de la réactivation culturelle, aussi bien des savoirs traditionnels que de ceux qui en dérivent — que ce soit les danses codifiées comme la danse classique, moderne, modern jazz, ou celles issues directement des traditions africaines comme les danses de la diaspora, jusqu’au hip-hop et aux danses urbaines. Il faut comprendre que la danse est un langage secret, qui ne parle pas seulement d’esthétique, mais aussi de rituels liés au corps et à son bien-être, tant individuel que collectif. Il faut tout replacer dans un contexte bien plus vaste que le simple spectacle, tout comme il faut inscrire les individus dans une histoire humaine et terrestre, plutôt que dans une histoire liée uniquement à leur culture d’origine.

Cela pourrait être la révolution : comprendre que par le mouvement, nous pouvons retrouver les histoires les plus anciennes, et surtout, entrer en relation avec tout le savoir possible, et recevoir l’information nécessaire à l’évolution. La danse est communication et dialogue avec l’invisible, projection dans toutes les directions du créé, célébration et création à l’état pur. S’ancrer dans la tradition pour développer sa contemporanéité, c’est vouloir fonder son existence sur des valeurs et des expériences universelles.
Je crois aussi que ce n’est pas seulement la danse qui peut accomplir cela, mais bien les individus eux-mêmes : ceux qui veulent s’étendre, connaître et retourner à la source de la sagesse.

Propos recueillis par Julien Tohoundjo

 

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