Entrevue avec l’artiste-peintre Saype : «Je peins des mains entrelacées pour diffuser des idéaux de bienveillance, d’entraide et de compréhension entre les gens.»

Inventeur d’une peinture écoresponsable composée notamment de craie et de charbon, Guillaume Legros alias Saype a entrepris de réaliser la plus grande chaine humaine au monde à travers un projet artistique intitulé « Beyond Walls ». C’est au Bénin que cet artiste franco-suisse a posé ses valises pour la 10ème étape de son projet qui prend en compte les villes que sont Ouidah et Ganvié. Dans cette entrevue qu’il nous accordée à la veille du démarrage de son travail sur les différents sites, le samedi 27 février 2021 à Cotonou, Saype nous dévoile le contenu de son projet ainsi que les raisons qui sous-tendent le choix de ces villes pour l’étape 10 de « Beyond Walls ».

Artiste-peintre, vous avez été nominé en 2019 par le célèbre magazine Forbes comme l’une des trente personnalités de moins de trente les plus influentes, dans le domaine de l’art et de la culture. Vous êtes également considéré comme le pionnier d’un mouvement artistique liant le ‘’street art’’ et le ‘’land art’’ puis depuis quelques années, vous pilotez un projet dénommé « Beyond Walls ». C’est d’ailleurs la raison de votre arrivée ici au Bénin. Mais avant de nous en dire davantage sur ledit projet, pouvez-vous, Saype, nous dire comment vous en êtes arrivez-là ?
J’ai commencé jeune. J’avais 14 ans quand j’ai commencé à faire du graffiti. Mais pendant une dizaine d’années j’ai été infirmier de formation avant de me consacrer entièrement à mon art. Aujourd’hui, je suis plus ou moins connu pour avoir inventé un procédé de peinture biodégradable qui me permet de peindre des fresques gigantesques au sol et l’idée c’est de passer des messages parce que je crois que l’art est un puissant vecteur d’idéaux. C’est un langage universel et c’est hyper intéressant car il casse la barrière de la langue. Il permet surtout de toucher des cordes émotionnelles. Et je trouve que c’est vraiment quelques chose d’intéressant dans le débat des idées en général. Du coup ma logique c’est de peindre des fresques, de laisser quelque chose de façon générale. Parfois même changer des choses dans la vie politique d’un pays sans laisser de trace sur la nature parce que mes œuvres, elles sont éphémères. J’essaye de laisser une trace dans la mémoire collective sans danger sur la nature en fait.

SAYPE Geneva BEYOND WALLS

Du graffiti vous êtes passé à une peinture écoresponsable donc biodégradable. Alors dites-nous, qu’est-ce qui a motivé le choix d’une telle démarche artistique ?
J’ai toujours vécu la peinture comme une sorte de moyen d’exister dans la société et puis à un moment donné, je me suis posé des questions sur le sens de l’art. Nous sommes tellement pollués par la publicité et plein de choses au niveau visuel dans nos villes que j’avais l’impression que personne ne regardait mes fresques. Du coup je me suis dit que ça n’a pas de sens de faire du graffiti. Alors j’ai essayé de trouver un moyen d’expression qui me permettrait de capter l’attention des gens à nouveau. J’avais la chance de vivre en campane et il y avait des champs partout autour de moi. Je lisais aussi beaucoup de littératures bouddhistes. Et dans le bouddhisme, on réfléchit énormément à l’impermanence des choses. C’est-à-dire que tout est en perpétuel évolution. Il y a ce rapport à la trace qu’on laisse en tant qu’être humain sur terre qui m’a toujours passionné. En plus quand j’étais infirmier, j’étais tout le temps en contact avec la mort et la souffrance des gens. Ce qui m’amenait à réfléchir au sens que je voulais donner à mon existence. C’est ainsi que je me suis mis à peindre sur l’herbe parce que j’étais entouré d’herbes. C’est un support qui est très bizarre. Très vite, j’ai aussi compris que pour que ça fasse sens dans ma démarche, je dois faire une peinture écoresponsable. Ce n’est pas bien d’aller dégommer la nature à droite et à gauche. J’ai alors passé toute une année à faire des tests avec différents pigments, différentes recettes… Je faisais des carrés de peinture dans le jardin de mes parents et je regardais l’évolution de la peinture. Au bout d’un moment, j’ai à peu près trouvé des recettes qui fonctionnaient. Et je dirai aussi que l’une des particularités de mon travail c’est que je suis sans cesse en recherche de développement afin de minimiser mon impact pour trouver et optimiser le procès de ma peinture.

Vous définiriez-vous comme un artiste engagé pour la cause écologique ?
Clairement ! Une fois de plus je pense qu’on se doit de faire attention à la terre. Il y a toujours un paradoxe dans ce débat-là parce quand on vit, on laisse une trace et on a un impact. La question en fait, c’est de savoir comment on interagit avec cet impact. Moi je prends l’avion pour venir au Bénin donc j’ai un impact écologique. Par contre ce que je peux faire, c’est d’essayer de le minimiser au maximum. Je crois qu’il serait intéressant si tout le monde, main dans la main, va dans cette optique-là.

SAYPE TURIN BEYOND WALLS

Alors vous êtes ici au Bénin dans le cadre de la 10ème étape du projet « Beyond walls » que vous pilotez depuis quelques années déjà. Comment est-il né, ce projet ?
En 2018, j’ai été très touché par une association qui s’appelle « Sos Méditerranée ». C’est une association apolitique qui fonctionne grâce aux dons de différentes personnes principalement en France. Un jour, j’ai suivi un document sur cette association qui m’a bouleversé et j’ai eu envie de les soutenir. J’ai donc réalisé une fresque (une œuvre de 5 000 m² à Genève, près du siège de l’Onu) en soutien à cette association qui sauve les gens qui tentent la traversée en Méditerranée d’Afrique en Europe. Contre toute attente le projet a eu un engouement populaire hyper fort relayé dans les médias. A tel point que certains politiques suisses ont changé des choses dans le parlement pour autoriser que le bateau puisse aller en mer parce qu’en ce moment-là, il était bloqué. Finalement c’est un projet artistique qui va carrément changer les lignes dans la vie politique d’un pays. Ce que j’ai trouvé assez fort. Je me suis rendu compte véritablement qu’on pouvait défendre des idéaux qui nous sont chèrs grâce à l’art. Peu de temps après cette expérience, j’ai vu un autre documentaire sur le budget du mur de Donald Trump qui coûtait 18 milliards de dollars. C’était en 2019. J’étais scandalisé parce que je me suis dit qu’avec cet argent, on pourrait sauver des gens en Méditerranée pendant 2 siècles. On construit des murs entre les gens alors qu’on pourrait, en donnant cet argent à des associations, faire quelque chose qui, à mon avis, me semble éthiquement bon. Et c’est là qu’est née l’idée de créer symboliquement, la plus grande chaine humaine au monde (Beyond Walls). En fait, je suis persuadé qu’on doit résoudre ensemble les différentes problématiques qu’on a. En plus, on est dans un monde qui est hyper connecté, très mondialisé. Le climat à mon avis, c’est quelque chose qu’on doit régler ensemble. Pour anecdote, il y a trois semaines, avant de venir ici en Afrique, on a eu des vents du Sahara qui ont amené du sable chez nous. Donc on avait du sable, le ciel était tout jaune et la neige toute jaune aussi. Tout simplement parce qu’on est dans le même monde. Je pense que l’être humain doit s’efforcer à travailler ensemble pour une solution commune.

Quel est le propos de « Beyond Walls » ?
La vision globale c’est de montrer que c’est uniquement ensemble que l’humanité pourra répondre aux différents défis qu’elle aura à surmonter. Et de cette conviction est née l’idée de créer symboliquement la plus grande chaîne humaine au monde dans un projet. D’où « Beyond Walls » (ce qui signifie en français : Au-delà des murs). C’est un projet où je peins des mains entrelacées pour diffuser des idéaux de bienveillance, d’entraide et de compréhension entre les gens. En gros l’idée de ce projet c’est de parler d’entraide et de bienveillance. C’est un projet itinérant qui glisse de ville en ville et aujourd’hui au Bénin, on est à la dixième étape. En ce qui concerne les étapes précédentes, il faut dire qu’on a d’abord commencé au pied de la tour Eifel à Paris. On était à Andorre, un petit pays entre la France et l’Espagne. Ensuite on a été à Genève ; à Berlin pour les 30 ans de la chute du mur de Berlin qui, en Europe était quelque chose de très symbolique. A Ouagadougou au Burkina-Faso, à Yamoussoukro en Côte d’Ivoire, à Turin en Italie, à Istanbul en Turquie, à Cape Town en Afrique du Sud et présentement au Bénin.

Quelles sont les raisons qui dictent généralement le choix de ces villes où vous posez les empreintes de « Beyond Walls » ?
En fait, une des particularités de mon travail c’est que je peins à l’extérieur dans un lieu qui est chargé d’histoires. Ce qui m’apporte deux choses à savoirs : l’histoire et l’esthétisme du lieu. Ce qui ajoute une brique (quelque chose de nouveau) au projet global « Beyond walls ». Il m’arrive aussi de choisir des lieux pour des raisons d’esthétique. C’est un mélange des deux. Chaque fois, j’essaie de raconter une histoire qui est différente de la précédente.

SAYPE BENIN BEYOND WALLS

Au Bénin, vous avez choisi deux lieux que sont Ganvié et Ouidah. Pourquoi ces choix ?
Ganvié et Ouidah parce que ces lieux ont été marqués par l’esclavage et ce, de différentes façons. A Ouidah ce sera sur la plage et c’est la première fois que je peins à la plage. Ce qui est intéressant avec ce projet, c’est que je dois m’adapter tout le temps. Mes fresques sont immenses, des fois ça fait des centaines de mètres et du coup je dois parfois marcher sur la fresque. Et là sur le sable je ne pourrai pas le faire. Ça va être hyper compliqué pour moi mais c’est un défi que je trouve assez intéressant. Ensuite on ira peindre à Ganvié qui est la petite Venise africaine. L’idée c’est de relier ces deux endroits pour ainsi connecter un peu, même si c’est en off, le Bénin avec le Brésil. Ceci pour aussi parler de la période sombre de l’esclavage. Je crois une fois de plus qu’on doit gommer les cicatrices du passé. Les jeunes doivent à mon avis laisser le passé derrière pour construire le monde de demain. Les cicatrices du passé il ne faut pas les oublier certes mais à mon avis il faut les gommer si on veut créer un monde cohérent et lumineux.

Vous faites des fresques pour impacter des esprits et passer des messages mais ils sont biodégradables donc éphémères. Ne pensez-vous pas que les idéaux s’effaceront dans la mémoire des gens une fois que les œuvres auront disparu ?
Justement pas en fait. Je m’en suis rendu compte par expérience. C’est comme un concert. Il y en a qui se souviennent des concerts des années après comme un moment fort de leur vie. Tout est éphémère en fait. J’aime ce rapport à la vie où je me demande quelle trace je vais laisser dans la mémoire des gens par rapport à ce que j’ai fait etc. Cet aspect éphémère me plait. Pour anecdote, en 2016, j’ai fait la plus grande peinture biodégradable au monde dans les Alpes suisses et jusqu’aujourd’hui parfois quand je me balade dans la rue il y a des gens qui m’arrêtent et me disent : mais on se souvient de ça ! Cela montre à quel point laisser des choses dans la mémoire collective, à mon avis, est plus puissant que quelque chose de fixe.

SAYPE YAMOUSSOUKRO BEYOND WALLS

Avec votre équipe, vous traversez les continents, vous déplacez la logistique pour le travail sur le terrain et généralement vous séjournez au moins 2 semaines dans les pays ciblés. On se doute donc que « Beyond Walls » est un projet coûteux. Dites-nous, comment est-ce que vous arrivez à trouver des financements ?
En général j’ai trois sources de financement. La toute première c’est qu’après une étape, j’ai des photos que je vends sur le marché de l’art avec des collectionneurs etc. Cela me génère des revenus qui vont me permettre finalement d’autofinancer une partie du projet. Sachant qu’on est 4 personnes dans l’équipe à se déplacer au bout de la planète, c’est un projet qui coûte effectivement très cher. Ensuite il m’arrive de faire des collaborations avec des marques. Ce qui me permet d’avoir de vrais cachets artistiques afin de pouvoir autofinancer un autre projet comme celui-ci. Enfin la dernière source de financement, c’est souvent des collaborations que je fais avec des structures ou institutions sur place. A Cape Town par exemple, j’ai bossé avec l’Ambassade Suisse qui m’a donné un peu de financement et j’ai cherché le reste ailleurs pour m’en sortir.

SAYPE BENIN BEYOND WALLS

Le projet Beyond Walls est prévu pour se tenir sur combien d’années ?
Alors, je dois avouer que c’est une question un peu compliquée parce que tout au début j’avais pour objectif de le faire sur 3 ans. Ensuite cela a évolué parce que j’avais d’autres opportunités et puis le Covid s’en est mêlé. C’est très compliqué de voyager à l’heure actuelle donc je prends du retard dans les dates que j’imaginais. Du coup on a décidé de le faire sur 5 ans et de parcourir au moins 30 pays dans le monde. On est parti d’un côté de la Tour Eifel et l’idée c’est de finir de l’autre côté de la Tour Eifel. Je ne sais exactement comment ça va se passer. 5 ans c’est loin mais c’est également tout proche.

Voudriez-vous partager avec nous les moments les plus marquants de cette aventure pour conclure cette entrevue ?
A chaque fois, c’est une expérience de ouf. En plus il faut imaginer qu’un projet on bosse généralement une année avant de pouvoir le réaliser. C’est quand même énormément de travail et puis sur place on reste deux semaines. On rencontre pleins de gens qui s’attachent à nous et on s’attache à eux également. Du coup à chaque fois qu’on repart c’est super dur. Par exemple je suis retourné à Istanbul, il y a deux semaines, pour aller revoir les gens que j’avais rencontrés et honnêtement c’était fort. La toute première date à la tour Eifel, c’était la première fois dans l’histoire que tout le Champ de Mars était fermé pour recevoir une œuvre d’art. C’était un honneur pour moi et le moment où je suis monté au-dessus de la tour Eifel pour voir l’œuvre, j’ai pleuré. C’était hyper émouvant. Les 30 ans de la chute du mur de Berlin c’était aussi fort. Par contre je n’ai pas eu beaucoup d’interaction avec les gens sur place. Ouagadougou c’était incroyable, l’une des plus belles expériences de ma vie. Je pourrais aussi citer Turin parce qu’on a peint un mur antique et il y avait des conférences donc énormément de choses à dire. A Istanbul c’était complètement fou parce qu’on a fait trois fresques : une en Europe et une en Asie. Et on a eu la chance de peindre sur un bateau qui fait 80mètres de long et qui traverse la rive de Bosphore. On a eu des photos surréalistes et même là-bas j’ai pleuré. Il y avait des Dauphins, c’était juste hallucinant. Je dois avouer que j’ai eu la chance d’avoir une belle étoile sur ce projet-là. Très honnêtement. Il s’est toujours passé des trucs forts et du coup je ne peux même pas dire avec certitude : celui-là, c’était le meilleur. C’est tout simplement une belle aventure.

SAYPE OUAGADOUGOU BEYOND WALLS

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