ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR MAHAMAT-SALEH HAROUN

Comment est né Grigris ?

Je voulais raconter une histoire sur des trafiquants d’essence que je voyais partout à N’Djamena se livrer à des courses-poursuites : ils chargeaient des voitures de bidons d’essence, puis étaient poursuivis par des douaniers. C’est donc un phénomène assez prégnant dont je souhaitais parler à travers un film de genre, tout en en évitant les poncifs. En 2011, je me suis retrouvé au FESPACO, à Ouagadougou, et j’ai assisté à un spectacle où j’ai découvert Souleymane Démé, un danseur handicapé de la jambe gauche : quand je l’ai vu entrer sur scène, je me suis dit que je tenais le protagoniste de mon histoire. Je me souviens qu’à l’époque, il avait les cheveux teints en blond et qu’il y avait quelque chose de surnaturel chez lui qui m’a séduit. Cette rencontre m’a permis de trouver l’axe d’écriture du film.

Le récit s’est donc échafaudé à partir de sa propre histoire ?

En partie oui, puisque je savais qu’il allait incarner le rôle principal. C’était agréable car je connaissais sa gestuelle et sa chorégraphie, ce qui m’a aidé à écrire l’intrigue. Très vite, le scénario m’a semblé convaincant parce qu’il avait une portée documentaire autour de Souleymane Démé. Pour autant, je n’étais intéressé que par le danseur et par les circonstances qui l’ont amené à faire de la danse : je ne voulais pas en savoir trop sur son passé pour laisser place à la fiction. En général, j’aime bien partir d’une matière documentaire pour aller vers l’imaginaire qui est le lieu de tous les questionnements et de toutes les perspectives.

Grigris et Mimi sont deux naufragés de la vie qui portent leur différence inscrite dans leur chair.

Absolument. Ce sont deux marginaux qui se retrouvent dans le même espace – l’espace interlope de la nuit, où l’on franchit la ligne jaune et où l’on essaie de survivre malgré l’adversité et la conscience d’être relégués dans une sorte de zone de non-droit. C’est ce trait d’union entre les deux qui provoque leur attirance mutuelle. Je suis toujours très touché par cette forme de «communauté » qu’on se crée parce qu’à un moment donné, on se reconnaît, on se choisit. C’est leur rencontre qui les mène vers la construction d’une forme de famille et vers l’accep- tation de soi, en dépit des difficultés. Il y a une belle leçon de tolérance dans leur relation.

Vous vous intéressez souvent aux déclassés et aux marginaux…

Je préfère la marge au centre parce que le centre se situe déjà dans l’opulence et le bonheur, et qu’il s’agit d’une position de privilégiés et de gens « installés » qui ne m’intéresse pas. Quand on est au centre, on est tranquille et on est dans un conservatisme esthétique et idéologique. À l’inverse, la marge, c’est l’aventure, c’est le lieu du mouvement, et donc de la vie, qui va vers le centre : c’est la marge qui peut irriguer et contaminer le centre. Comme le mouvement des ruisseaux et des rivières qui vont vers la mer, pas l’inverse.

Avez-vous bravé les interdits en abordant la prostitution en Afrique ?

Oui, tout à fait. Ce qui est extraordinaire, c’est l’hypocrisie de la société. Mais mon rôle, c’est d’aborder les sujets tabous publiquement pour permettre aux gens d’en parler ouvertement et d’assumer cette réalité, de la questionner. C’est en tout cas ce qui m’intéresse. En tant que cinéaste tchadien, il faut que j’ouvre des brèches dans cette société, sinon je me considérerais comme trop au centre.

On retrouve, malgré tout, certains codes du polar.

J’avais envie de revisiter le film de genre avec un point de vue personnel et une situation bien tchadienne, en évitant les stéréotypes. C’est pourquoi j’ai voulu plonger le spectateur dans un univers codifié, puis m’en éloigner pour explorer d’autres pistes, moins connues : la danse m’a justement donné la possibilité de déstructurer le genre.

Les deux personnages principaux expriment leur appétit de vie et leur désir de liberté à travers le corps…

C’est comme s’ils manifestaient leur mal-être et leur besoin de vie à travers leur corps car il est marqué par la faute originelle. Du coup, on exhibe ce corps, et on le « maltraite » aussi puisqu’il est porteur de cette différence qui entretient la souffrance. Mimi est métisse et Grigris est handicapé : tous les deux sont, par essence, des êtres « anormaux », des infirmes dans leur société et ils malmènent le lieu par lequel passe cette souffrance – et ce lieu, c’est leur corps. Ils ont un rapport d’amour- haine vis-à-vis de leur propre corps, que ce soit chez Grigris ou Mimi. Lorsque Grigris rate un casting, il semble s’en prendre à sa jambe qui le tient prisonnier. Quant à Mimi, c’est sa différence de couleur de peau qui l’empêche d’être totalement intégrée, à tel point qu’elle doit porter une perruque afro pour être perçue comme les autres.

Grigris entretient un lien très fort avec un père de substitution.

J’aime bien l’idée que cette relation ne soit pas une filiation directe, mais plutôt d’ordre spirituel : quand le « père » veut léguer son atelier de photo à Grigris, parce qu’il est convaincu qu’il fera un bon photographe, ce geste nous parle de leurs liens profonds. Du coup, je n’avais pas besoin de longues scènes d’explication. On comprend bien la force de leur relation et Grigris se donne une mission : sauver l’homme, le beau-père qui a joué un rôle de père dans son parcours.

C’est aussi un film sur l’emprise d’êtres humains sur d’autres êtres humains…

Cette idée d’emprise des uns sur les autres est fondamentale : Grigris est sous l’emprise de sa mère, de manière subtile, et il se fait un devoir de subvenir aux besoins de sa famille. Ensuite, il se retrouve sous l’emprise des voyous. Mimi, elle, est sous l’emprise des hommes, et les voyous sont sous la coupe des patrons. Et, à la fin, il y a une double emprise : celle de la communauté villageoise sur le couple Grigris/Mimi, et inversement. On est redevable les uns envers les autres parce qu’on est lié par un secret. Comme dans toutes les familles.

Il y a une dimension profondément féministe dans cette histoire et dans le parcours des personnages…

Jusqu’à présent, je n’avais pas écrit de rôle féminin important. Avec ce film, je voulais rendre hommage à toutes ces femmes que je connais – ces villageoises, et ces anonymes qui portent des paniers sur la tête, qui n’ont pas accès à la parole. Je souhaitais aussi imaginer une communauté de femmes vivant en autarcie dans un village, sans hommes, où elles régleraient les problèmes par elles-mêmes, donnant à voir un bel exemple de solidarité. C’est ainsi qu’elles acceptent l’enfant à venir sans jugement.

La caméra suit Grigris, comme si elle s’attachait à lui, à la manière d’un reportage.

Je voulais adopter son point de vue et donner le sentiment d’un personnage en mouvement, en quête de quelque chose. Jusque-là, je m’étais plutôt intéressé à des personnages tétanisés par une situation. Ici, le protagoniste est dans le mouvement, c’est un « actant », comme on dit au théâtre : Grigris est dans une recherche permanente, et il me semblait que cette manière de l’accompagner et d’épouser sa subjectivité nous rapprochait de lui.

Comment avez-vous réussi à éviter tout sentiment de pitié pour Grigris ?

Depuis le début, je voulais éviter ce risque-là. S’il y avait un challenge, c’était de trouver la façon de filmer le handicap sans laisser place à la commisération, afin de ne jamais voir Grigris « de haut ». J’en ai beaucoup parlé à mon chef-opérateur pour qu’on soit à hauteur d’homme et qu’on ne laisse rien amoindrir le protagoniste – rien, en tout cas, qui laisse entendre qu’il n’est pas un « être complet ». Il apparaît donc comme un homme normal, comme un danseur avec une jambe handicapée.

Comment avez-vous su cerner l’atmosphère de la nuit ?

Je me suis inspiré des nuits de N’djaména. C’est une ville avec très peu d’éclairage public. J’ai donc voulu représenter les personnages comme des silhouettes fantomatiques dans la nuit africaine. J’ai travaillé le contraste entre le monde de la nuit et celui de la journée. La nuit est traversée par un sentiment de clandestinité et par un épanchement beaucoup plus grand. C’est un phénomène très tchadien : il s’agit d’une société à majorité musulmane où les événements les plus interlopes se déroulent au coucher du soleil. Je voulais montrer cette vie souterraine dans toute sa flamboyance, puis retrouver une forme d’ascèse qui caractérise la journée. Car si la nuit, on a tendance à lâcher prise, on fait en sorte de conserver une allure respectable en plein jour. C’est une dualité qui existe chez pas mal de gens. Je me suis aussi inspiré d’un quartier de N’Djamena, où se trouvaient beaucoup de prostituées : la nuit tombée, elles se transformaient pour préparer l’entrée en scène de leurs « personnages », alors que pendant la journée, elles avaient une autre manière de se tenir pour apparaître plus respectables.

Le film est réaliste et stylisé à la fois…

Je parle de la réalité du travail, dans les égouts par exemple, sans la styliser pour donner à sentir qu’il ne s’agit pas de mise en scène ou de cinéma, mais que c’est presque de l’ordre du documentaire. À l’inverse, j’avais envie de plans-séquences stylisés et construits. Le défi, pour moi, c’était de savoir si je pouvais allier les deux approches. En réalité, sur mes tournages, j’aime bien oser ce type de démarche pour voir si, esthétiquement, cela fonctionne ou pas. Et finalement, je constate que c’est la force interne au récit qui finit par imprimer une forme, un style.

Comment avez-vous travaillé les couleurs, et notamment les rouges ?

Pour dire vrai, j’ai vraiment essayé de m’en tenir à la réalité du pays. J’ai visité plusieurs chambres de jeunes femmes célibataires, et je me suis aperçu que le rouge était souvent présent. D’ailleurs, la chambre où nous avons tourné, censée être celle de Mimi, apparaît à l’écran telle qu’elle est dans la réalité. Je pense que le rouge, comme dans toutes les cultures, symbolise le désir, l’attirance et le sang.

Les plans serrés de la ville tranchent avec les plans larges à la campagne…

C’était une manière de parler de cet espace rural où mes deux protagonistes s’épanouissent. Cela représente aussi une ouverture, de leur point de vue, car, soudain, un horizon se dégage pour eux qui s’exprime par des élans de solidarité et par la possibilité d’une vie heureuse, toute simple, au bord d’un fleuve. C’est dans cet espace, beaucoup plus inclusif, qu’ils peuvent se re-construire. À l’opposé, le plan serré est exclusif dans la mesure où il se focalise sur un objet et « oublie » le reste. Quand ils étaient en ville, les deux personnages étaient à l’étroit parce qu’ils étaient sous l’emprise. Lorsqu’ils arrivent à la campagne, Grigris dit à Mimi « Ici, tu es une femme comme les autres ». Il y a comme la perspective d’une virginité retrouvée et la possibilité d’écrire une nouvelle page. Non pas que je sois particulièrement nostalgique d’un mode de vie rural ! C’est juste un espace autre, où existe une forme de solidarité et d’entraide.

Parlez-nous du choix des comédiens.

Comme Souleymane Démé est danseur et musicien, il a déjà le sens du tempo. Et il me semble que pour être comédien, outre une forme d’intelligence, il faut avoir le sens du rythme pour être dans la fluidité. Pendant la préparation, on a donc surtout travaillé sa chorégraphie et sa manière de bouger.

En outre, Souleymane a une présence extraordinaire. Je n’ai donc pas eu beaucoup à le diriger : il comprenait à demi-mot ce que je lui disais. Au départ, alors que je lui demandais de pleurer pour les besoins d’une scène, il m’a expliqué qu’il ne pleurait jamais. Et un jour, en tournant la séquence du parc où il caresse sa jambe, il s’est mis à pleurer, en me disant que ce n’était plus un film, mais que c’était sa vie qu’on racontait. A partir de là, il me semble qu’il s’est totalement approprié l’histoire de son personnage.

Pour Anais Monory, qui campe Mimi, c’est aussi sa première fois. Je l’ai repérée par casting et quand j’ai visionné son audition, elle avait une telle présence et une telle fraîcheur que je n’ai pas hésité : sur la dizaine de comédiennes que j’avais rencontrées, elle était la seule à jouer la scène d’une manière assez originale et juste. Je l’ai revue, je lui ai demandé de mettre du rouge à lèvres, et je me suis dit « c’est elle ». Elle m’a fait penser à Youssouf Djaoro, avec qui j’ai tourné Un homme qui crie et Daratt, dans le sens où elle me comprenait à demi-mot.

Cyril Guei, qui joue le rôle de Moussa, est un comédien aguerri. Il a fait le Conservatoire à Paris et il a déjà une solide expérience. On a pas mal discuté pour donner à son personnage de chef de gang une tonalité plus locale, et ne pas le jouer comme un caid de banlieue parisienne. Il a su l’incarner avec justesse, tout en dégageant une violence terrifiante.

La musique semble épouser le mouvement des corps.

Le musicien, Wasis Diop, avec qui j’ai déjà travaillé sur Daratt et Un homme qui crie, m’a accompagné quand je suis allé voir Souleymane Démé à Ouagadougou : il a composé des morceaux en fonction de la chorégraphie de Souleymane Démé. Le personnage de Grigris est un peu danseur, un peu photographe, un peu réparateur de radios – bref, il est dans la débrouillardise et dans la survie, ce qui l’oblige à bouger. Chez lui, bouger devient une forme de nécessité. Et la musique essaie de raconter cette réalité-là et de rendre compte de la vie de ces petits artistes de la vie quotidienne.

(Entretien réalisé à Paris par ACP Culture, avril 2013)